C’est d’abord ma passion pour le matériau qui m’a guidée. Prendre contact avec l’argile, élaborer des formes, en lien avec mon ressenti et sans modèle, sans recherche figurative, ni thématique. Uune envie, comme un cap, puis une recherche de lignes.
« Souvent, un détail d’une de mes sculptures, un galbe, un contraste me séduit et devient le germe d’une nouvelle sculpture. J’accentue ce galbe, ce contraste, et cela entraîne la naissance de nouvelles formes .. Il me faut souvent des mois, des années pour mener à bien une sculpture. » Jean Arp
Au cœur de la démarche de création
On me demande souvent si j’ai une idée au départ. C’est une question vraiment intéressante, et qui amène une réponse sur le cœur de la démarche : celle qui m’a été transmise et qui m’anime aujourd’hui. Je distinguerais les grandes pièces des petites pièces.
Petites sculptures...grandes émotions
Pour les petites pièces, en particulier pour celles qui me touchent le plus, quelque chose a jailli, très rapidement.
Je me souviendrai toujours de cette toute petite pièce, qui a émergé de mes mains en une séance, de cette femme enceinte qui est apparue d’un coup, sans aucune préméditation, et alors que je n’avais pas encore d’enfant, et que je n’imaginais même pas vivre la maternité un jour.
Je me souviens de l’émotion ressentie devant cette forme surgie de mes mains, et qui sait, de moi ? Cette sculpture est aujourd’hui la Rayonnante. Je lui voue une affection particulière, avec son côté figurine préhistorique, elle véhicule une joie indicible, un état d’être, tellement présent qu’il impose le respect à celles et ceux qui la regardent. J’ai eu la chance de vivre ensuite 3 grossesses dans cette plénitude, cette sensation d’exister totalement. J’aime penser que mes mains avaient ce message pour moi.
Il y a ensuite eu Confiance, Tranquille Attente, qui chacune à leur façon expriment ce que je ressentais en fin de grossesse, dans ce moment qui semble interminable et si incertain, juste avant la naissance d’un enfant.
J’ai aussi rencontré des personnes que La Rayonnante avait émues pour ses formes libérées et rayonnantes justement, sans lien avec la maternité, pouvoir être « ronde », voire forte, et rayonnante.
Il y a aussi eu de petites pièces qui véhiculaient une autre énergie :
cette pièce à double face, qui pour moi, à l’époque, exprimait une femme qui vit l’ouverture et la libération, et sans que je m’en rende compte, l’autre côté exprime une grande tristesse, une grande tension. Cette sculpture est d’ailleurs devenue Tension.
À l’époque, je pensais m’être libérée de beaucoup de limites, et cette sculpture est venue me rappeler qu’il ne s’agissait que d’une étape, qu’il en restait encore beaucoup.
Ces sculptures étaient au départ des pièces « sur le plein », qu’ensuite j’évidais. Mes mains avaient à chaque fois un message, et tout le sujet était de laisser la place à son expression, et de l’accueillir.
Génèse des sculptures grand format
Pour les grandes pièces, c’est une autre histoire !
Il y a cette démarche « sur le vide » dont Monique Sidelsky parle beaucoup, parce que celle-ci était au cœur de sa pédagogie.
Pour ces grandes pièces, je n’ai souvent pas eu de projet précis au départ. Ou alors, une intention : je pensais « famille », « couple », « épanouissement », « ronde ».
La démarche était de démarrer au colombin. C’est-à-dire comme un potier le fait lorsqu’il commence un pot ! puis de décider comment je veux débuter : un pilier, deux piliers…
et puis un fois l’élaboration suffisamment avancée, commencer à lui impulser une forme, des lignes, un mouvement.
Ce n’est encore qu’un balbutiement, mais déjà lui donner corps.
Et puis, dans cette « montée » de la pièce, vérifier que les lignes qui apparaissent me conviennent. L’intention présente au départ est là comme en filigrane, comme pour donner le départ, mais pas nécessairement avec la vocation de rester. Je suis prête à la lâcher, mais elle m’aide à me lancer !
Et puis il y a aussi des pièces pour lesquelles j’avais une intention qui a laissé une trace mais s’est transformée, comme L’Envol : je voulais représenter une famille de 5 personnes, qui forment une ronde. J’ai réalisé mes 5 personnages, mais ils n’ont pas formé une ronde : peu à peu, un personnage s’est positionné comme souhaitant se détacher, donner un élan, une impulsion, en entrainant les autres personnages, comme une ascension irrépressible, un besoin de liberté et de redonner du souffle à cet ensemble. La ronde est devenue L’Envol.
Ou encore, il m’est arrivé d’avoir un projet : par exemple, vouloir expérimenter cette démarche de boules ou de cubes chère à Monique. J’ai le projet de réaliser des cubes et de voir comment les agencer. Je me sentais d’humeur joueuse, prête à explorer, sans attente précise. Je réalise des cubes, que j’évide, puis une dizaine, une quinzaine de dessins d’agencements différents. Je finis par en choisir un, toujours parce qu’il résonne juste pour moi à ce moment-là:
Elle devient La Victorieuse ! Une autre pièce que j’affectionne particulièrement parce qu’elle dégage une telle énergie, à mes yeux en tout cas ! J’étais partie pour faire quelque chose d’un peu tranquille, et quand j’ai vu cette vitalité surgir, je me souviens encore de la joie ressentie. Cette sculpture représente une libération, une femme qui se libère de ses chaines, et prend sa place !
Ces approches demandent de lâcher le mental, de naviguer entre ce que mes mains ont à me dire, et ce que mon cerveau me dit. Faire le vide, laisser parler mes mains, c’est tout l’enjeu. Qui n’est pas simple parce que mon mental est très actif !
Nous en parlons, comme ça, mais rien que cela, si je puis dire, ce sont des années de travail ! Pour se déprogrammer et apprendre à faire le vide.
Tâtonnement
Le tâtonnement, c’est vraiment un mot clé dans la démarche. Accepter de ne pas savoir, d’essayer, de défaire si besoin.
Il m’est arrivé de couper une partie de pièce que j’avais mis des mois à élaborer. Si la ligne, le mouvement, ne me satisfont pas, cela n’a pas de sens de poursuivre.
Mais parfois, il y a un certain confort à continuer, même dans l’insatisfaction, ou alors, je me dis que ça va s’arranger en route. Ne pas le faire, ce serait faire face au vide, à l’inconnu, et nous n’en avons pas toujours l’énergie. Il y a en quelque sorte une approche sans compromis, un besoin de radicalité dans cette résonance nécessaire.
Une sculpture qui nous touche offre rarement un compromis. Il y a un engagement qui se sent, peut-être une sorte de radicalité dans le geste qui reflète l’authenticité de la ligne, une intégrité plus exactement, qui se perçoit. Que celui ou celle qui regarde va percevoir.
Parfois aussi, il y a un début de quelque chose, et j’ai pu hésiter à stopper l’élaboration dans une voie, parce que j’avais peur de tout perdre. « Un tien vaut mieux que deux, tu l’auras », dit le dicton !
C’est quelque chose que j’ai souvent expérimenté. Avec du recul, je sais qu’il faut oser. Oser défaire, oser explorer l’idée qui nous vient, la ligne qui nous plait, accepter l’inconnu, et prendre le risque de perdre. Quand une ligne, une idée surgit, on se sent comme un explorateur qui a découvert un nouveau continent !
Déséquilibre
Certaines pièces s’élèvent, droit vers le ciel, quelle que soit leur taille. Je reviens régulièrement à cette idée « d’instant suspendu », qui est le nom d’une sculpture d’ailleurs. D’autres sont dans un mouvement qui peut aller jusqu’au déséquilibre, au sens où elles ne tiennent pas sans support dans ce mouvement. Je suis, pour ces sculptures, souvent inspirée par les troncs d’arbres que j’observe en forêt. La nature regorge de mouvements aussi étonnants qu’inspirants. Un tronc seul, deux, voire plusieurs, qui deviennent ensuite avec l’argile des formes autres, un couple, une famille, un groupe, mais au mouvement bien présent.
La construction d’une pièce en déséquilibre est toujours une gageure. Une fois en déséquilibre, la pièce est plus difficile à travailler, par définition, elle tombe, ne peut être posée devant soi, tranquillement. Il faut imaginer des supports qui permettent à la fois de continuer son élaboration, en même temps veiller à la tension que le déséquilibre peut exercer sur l’argile et au mouvement qu’aura la pièce dans la position visée… Position qui peut d’ailleurs évoluer en cours de route ! Ces supports peuvent être des morceaux de bois, de plastique, des tissus…
Un exercice d’équilibriste auquel je reviens régulièrement, avec ces pièces qui m’inspirent l’élan et le mouvement.
Sculpture au long cours, sur deux ou trois ans
Autant certaines sculptures ont émergé en 1h ou 2, autant d’autres ont pris jusqu’à 3 ans. Si ces dernières ont pris autant de temps, c’est aussi parce qu’il s’agissait de périodes où j’y consacrais quelques heures par semaine. Mais quelle aventure que de vivre avec une pièce pendant 2 ou 3 ans ! Comme si elle exprimait ce que j’avais ressenti profondément au cours de ces années. « Émergence » est née ainsi, à une époque de véritable éclosion personnelle, de dépassement de limites encombrantes. Elle m’évoque cette traversée. Retrouver sa pièce semaine après semaine, lâcher toute intention de « production », faire et refaire jusqu’à sentir cette justesse. Couper parfois un travail de plusieurs semaines ou plusieurs mois parce que je perçois à un moment donné que je me suis égarée, ou que ce que j’ai fait manque « d’intégrité », ne résonne pas juste.
L’Envol a coïncidé avec une période de ma vie particulièrement douloureuse, qui a abouti sur un divorce. Mon projet initial était de représenter une famille, qui formait comme une ronde, et avec les semaines, ce personnage qui s’envole et entraine l’ensemble dans un élan s’est imposé à moi. Peut-être aurais-je gardé la ronde si j’avais réalisé cette sculpture en 3-4 semaines. Il se passe autre chose forcément.
Il y a aussi eu Abrazio. Je me souviens que pour cette pièce, j’avais démarré avec 2 formes liées, l’idée d’un couple, d’une danse du couple, sans avoir de projet défini. J’avais en revanche décidé de reprendre ce que j’avais fait si je ne me sentais pas totalement en phase. Je crois que c’est la pièce pour laquelle j’ai le plus défait et refait mon travail ! Je ne lâchais rien des lignes que je voulais. Si celles-ci ne correspondaient pas, je défaisais et recommençais. Cela demande beaucoup de détermination. Parfois, il est tellement plus simple de lâcher, de renoncer… Ce que j’ai aussi expérimenté ☺
Ensuite, cette patine d’un noir profond accentue ses lignes. À chaque fois que je la regarde, j’y vois une puissance des lignes et du mouvement, et je ressens de nouveau cette détermination qui m’a habitée tout au long de sa réalisation. Je ressens également la force de ce qu’elle m’évoque. Résultat qui n’a pu apparaitre à mon sens que parce que j’ai créé les conditions pour que cette force puisse prendre forme.
C’est une sculpture qui me touche toujours beaucoup. Elle évoque une étreinte puissante, l’amour entre deux êtres. Je l’ai fait réaliser dans une matière métallique patinée auprès de Stéphane Gérard, nous y avons passé un temps fou, mais le résultat est à la hauteur !
Oser montrer son travail : Quand une sculpture provoque l’émotion d’autrui
Ma première exposition a été collective, après plusieurs années de travail sans rien montrer. Je n’avais exposé qu’une pièce : la Valse. Un homme était resté à la regarder, très touché. Je ne l’avais su qu’après, et j’en avais été très émue. Était-ce possible ? Toute soucieuse que j’étais d’oser montrer mon travail, et aussi improbable que cela puisse paraitre, je n’avais pas imaginé cette éventualité !
Ensuite, il m’est arrivé plusieurs fois que des personnes soient très émues devant une pièce, de voir les larmes briller dans leurs yeux, et que j’en sois moi-même très touchée. Quelles rencontres magnifiques au travers de ces créations !
Ce regard d’autrui sur mes sculptures…
Déjà, il m’a fallu sortir du jugement. Des années de travail personnel !
L’idée qu’on puisse ne pas aimer, critiquer…aujourd’hui, ce n’est plus le sujet. C’est une question d’être au monde, et être au monde requiert d’oser être qui je suis, et accepter l’idée que cela ne plaira pas à tous. Cela implique aussi l’idée d’une « confrontation » au monde : comment celui-ci va-t-il accueillir ces réalisations ?
Un cheminement qui m’a amenée à accepter la critique, de déplaire, mais aussi, à vivre des rencontres en vérité, sans fard. Extraordinaire !
Chacun peut y vivre autre chose que ce que j’ai moi-même exprimé, mais peu m’importe aujourd’hui. Que cette rencontre se fasse au travers d’une intention que j’y ai mise et qui est perçue, ou de ce que la personne y voit, y perçoit, c’est la vie de cette sculpture à présent. J’ai appris à lâcher. Elle devient un objet « habité », une création qui véhicule un message, une poésie, une énergie, un langage. J’aime penser que certaines véhiculent un quelquechose de spécial, ont une âme en quelquesorte. Qui viendra toucher, ou pas, les personnes au gré du vent et des rencontres.
Pourquoi certaines sculptures, certains tableaux, nous touchent-ils et d’autres pas ? il est rare qu’un objet industriel aux lignes parfaites ait cet effet sur moi.Un tel « objet » ne me parle pas, il a une forme de froideur. Alors, j’aime à penser que c’est le travail de la personne qui l’a créé qui lui donne cette vie et cette capacité à toucher l’autre, à nous toucher les uns les autres.
Je n’avais pas pensé à cette dimension lorsque j’ai commencé à sculpter, ni pendant des années d’ailleurs, trop préoccupée à faire. Ensuite, lorsque j’ai découvert cette dimension, j’ai aussi compris qu’elle ne se décrétait pas. Je ne peux pas décider de l’effet qu’aura une sculpture. Quelle prétention ce serait ! Je peux seulement travailler avec une intégrité la plus grande possible, entre ce que je ressens, ce que je réalise, lâcher le jugement d’autrui qui me décentrerait de cet axe, créer les conditions d’une création et d’une inspiration qui a cette résonance nécessaire. Et même cela ne garantit pas que cette sculpture touchera autrui. Mais c’est un pré-requis. Ensuite, il y a une magie, même modeste, qui advient, ou pas. Qu’est-ce qui fait d’ailleurs que cette « magie » advient ou pas ? je ne sais pas exactement. Le travail, l’intention, une écoute profonde, ou ce qu’on appelle « l’inspiration » ?
Cette inspiration qui vous traverse par moments, comme une connexion à une source sacrée.
Avoir vécu ce regard ému d’autrui sur certaines de mes sculptures, c’est un cadeau de la vie ! J’en ressens une immense gratitude.
Avoir vécu ce regard ému d’autrui sur certaines de mes sculptures, c’est un cadeau de la vie ! J’en ressens une immense gratitude.
Catherine CHAVIGNY
Catherine Chavigny
Sculpteur contemporain, Paris.
